Contrechamp

Les plaies du technosolutionnisme

Cinq ans après l’apparition du virus, le journal Moins! revient dans un copieux dossier sur les traces laissées par cette période d’expérimentation sociale inédite. En donnant notamment la parole à l’anthropologue Daniela Cerqui, pour qui le «triomphe de la promesse biotechnologique» de la maîtrise du vivant a légitimé des «instruments de discrimination».
Les plaies du technosolutionnisme
Daniela Cerqui, anthropologue: «Les mesures gouvernementales prises autour du Covid ont contribué à amenuiser les résistances à la numérisation de manière radicale.»; Le marché de Noël de Genève, en novembre 2021, accessible uniquement aux personnes munies d’un «certificat Covid». KEYSTONE
Covid-19

Les décisions du gouvernement durant la période du Covid nous paraissent avoir affecté de manière durable notre manière de faire société. En effet, les nouvelles technologies de l’information et les biotechnologies ont été présentées comme étant la panacée pour la société, alors même qu’elles étaient utilisées à des fins de ségrégation et de surveillance sociale. Finalement, ce temps a permis de voir qu’avec une dose de peur bien distillée, la société était prête à adhérer aveuglément au discours transhumaniste et son technosolutionnisme au service de l’illusoire maîtrise du vivant.

Nous vous proposons le point de vue aiguisé de l’anthropologue Daniela Cerqui, professeure à l’Université de Genève, qui depuis vingt-cinq ans étudie les développements technologiques et technoscientifiques. Elle en interroge, en particulier, ce que la doxa nomme les «bons usages» pour ainsi faire apparaître la société sous-jacente. (Moins!)

Comment la période du covid a-t-elle influencé le dogme de la «maîtrise» du vivant?

Daniela Cerqui: La période du covid arrive comme un cheveu dans la soupe dans une espèce de linéarité qui tend à une «maîtrise» du vivant et de l’humain toujours croissante où il s’agit de réparer, d’augmenter ou encore d’allonger la vie. En effet, nous nous rapprochons de plus en plus de cette «maîtrise» avec les biotechnologies et les technologies dites de l’information qui tendent à définir l’humain comme imparfait. Dans cette logique, l’humain semble n’avoir fait jusqu’à présent qu’attendre la grâce de ces nouvelles technologies pour augmenter ses performances.

La période du covid a mis cela en exergue. A la fin de l’hiver 2020, on aurait pu croire à un point de rupture de type «prise de conscience» par rapport au fait qu’il est impossible de tout maîtriser, qui plus est le vivant. Puis, très rapidement, le triomphe de la promesse biotechnologique a repris le dessus avec les discours sur les vaccins et leur commercialisation quelques mois plus tard.

Que reste-t-il de l’expérimentation d’une médecine sans médecin, qui remplace par des tests le diagnostic issu de l’expertise du médecin et de sa relation avec son patient?

La période du covid n’a fait qu’accélérer certaines tendances qui étaient déjà présentes en germe. Par exemple, la télé-médecine1>Consultation médicale à distance. Voir D. Cerqui et D. Widmer, «Santé et nouvelles technologies», Moins! n°31. augmente la distance entre le médecin et le patient. Elle venait renforcer une transformation de la médecine particulièrement visible dans la radiologie: celle de la médecine du toucher en une médecine de la vue. Les mesures gouvernementales prises autour du covid ont contribué à amenuiser les résistances à la numérisation de manière radicale.

L’acceptation sociale de devoir «montrer patte blanche»

En effet, la preuve a été donnée qu’il est possible d’être maintenu en vie en n’étant qu’un numéro sur un test et en téléchargeant une application sur le smartphone, qui permettait à ceux qui suivaient les règles d’être contrôlés et d’accéder aux lieux de sociabilité. Au final, l’acceptation sociale de devoir «montrer patte blanche», de même que celle de médiatiser de plus en plus de domaines de la vie par le numérique – comme l’enseignement par exemple – a été favorisée.

Est-ce que le corollaire de cela n’est pas aussi une certaine violence?

Oui, l’utilisation de ces technologies va de pair avec une multiplication des sources d’exclusion et de discrimination pour ceux qui ne peuvent pas satisfaire aux critères d’accès ou qui résistent à leur utilisation. Dans le cas particulier, la résistance avait pour socle la défense de la liberté individuelle devant la prise de pouvoir opérée par la Santé publique. D’autre part, ces technologies permettent l’obtention immédiate de services, cela sans nécessité de déplacement ou de contact physique. L’expérimentation qui eu lieu durant la période covid est un argument massue pour faire progresser ce type de société et, de fait, légitimer ces instruments d’exclusion et de discrimination.

C’est très paradoxal, car toutes ces technologies – biotechnologies et technologies de l’information – sont vendues et promues sous l’angle de l’égalité non seulement par leurs concepteurs mais aussi, et surtout, par le monde politique qui, à part quelques voix critiques, semble vraiment convaincu de leur impact forcément positif sur la société. Ce discours vante qu’une fois que tout le monde sera connecté, il y aura une égalité d’accès au savoir, à la prospérité et à la santé. Ainsi, chaque invention technologique prend tour à tour le relais de la promotion de cette idéologie. Actuellement, c’est l’intelligence artificielle qui en est le porte-étendard.

Pendant cette période covid, quelle fut l’évolution de la définition de la santé?

La définition de la santé donnée par l’Organisation mondiale de la santé2> «La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité», OMS.2 est faite de deux aspects: l’absence de maladie ou d’infirmité et le bien-être physique, mental et social. Elle m’interpelle, car le transhumanisme y est déjà inscrit. Dans le sens où, dans notre société qui crée sans arrêt des besoins et qui associe le «plus» à un «mieux», le bien-être se voit adjoindre en permanence de nouveaux éléments de confort.

Durant la période du covid, ces deux aspects ont été mis en lumière en deux temps. Au début de la crise, la maladie rappelle notre condition de mortel et nous renvoie bon gré mal gré à revenir à une définition sobre de la santé où tous ces aspects de confort que l’on a rajoutés petit à petit comme étant des indispensables se révèlent n’être que des plus-values. L’Etat voulait que l’on reste en vie et, dans une société où la rationalité et le transhumanisme servent de dogme, cette fin se traduit par la restriction des libertés. Cette vision étriquée de la santé a suscité des résistances.

Des conditions de participation sociale profondément transformées

Dans un second temps, les vaccins apparaissent et toutes les restrictions sont levées. Selon les autorités, être vacciné, et donc adhérer à la technoscience, signifie pouvoir revivre en société. Et à ceux qui ne veulent pas se faire vacciner est reproché, à tort, de ne pas tenir compte des autres. Les conditions de participation sociale ont donc été profondément transformées.

 

Quelles sont les conséquences d’une société dont la sociabilité est construite sur l’utilisation d’outils technologiques (biomédicaux ou technologies de l’information)?

Cela pose la question des fondements de l’inclusion sociale et de la vie en société. Lorsque les critères d’inclusion sont retreints au fait d’être le «bon petit soldat» de la technoscience et que ce fait est soutenu par des mesures de coercition gouvernementales, c’est la définition de l’humain comme homo œconomicus3>Voir également D. Cerqui, «Transhumanisme et capitalisme, un indéfectible lien?», Moins! n°27. qui transparaît. Une menace sur la vie physique se traduit donc par une menace sur l’économie exprimée par l’argument «l’individu doit rester en vie et sain afin de continuer à consommer et à produire». Ce raisonnement serait remis en cause si notre choix de société était basé sur un autre critère que la rationalité, comme par exemple sur la sociabilité.

Que dit l’adhésion de la population à une technologie OGM non testée, telle le «vaccin» covid?

L’adhésion au vaccin a été massive, cela montre que ces personnes étaient prêtes à se faire imposer un vaccin de cette nature et qu’elles avaient une foi aveugle en les promesses scientifiques. Cela s’est passé en quelques étapes: la conscience de ne pas tout maîtriser, lors de l’arrivée du covid, induit une panique qui est rapidement apaisée par le discours technoscientifique promettant un vaccin. Puis, la mise sur le marché de celui-ci sans les quinze ans de recul habituels amène le soulagement.

Finalement, prendre le vaccin résout le dilemme produit par la panique de la non maîtrise. En sus, adhérer au discours technoscientifique permet l’absence de remise en question du scientisme et le renforcement de sa foi. C’est ainsi que la grande majorité des personnes se fait vacciner. Notez que le scientisme est un système de croyances fort puisqu’il avance sous couverture scientifique, laquelle véhiculerait la neutralité et la positivité.

N’y a-t-il pas eu des voix critiques?

Oui, de petites poches de résistance se sont faites entendre et ont peut-être même été renforcées. Cette médiatisation a sans doute permis à certains de s’interroger pour la première fois à propos de la vaccination des enfants face au risque que fait courir la maladie ou aux effets secondaires des produits pharmaceutiques, par exemple. En temps normal, il est très difficile de questionner l’omniprésent discours technoscientifique.

Notes[+]

Article paru dans Moins!, journal romand d’écologie politique, dossier «Covid: les plaies ouvertes», n°73, nov.-déc. 2024, www.achetezmoins.ch

Opinions Contrechamp Pauline Girardier Covid-19 Biotechnologies

Connexion